Le Manuscrit de Londres
Le « Manuscrit de Londres » est un ensemble de 317 pages de partitions pour le luth baroque à 11, 12 ou 13 chœurs,rédigées en tablature française. Sauf très rares exceptions, ce sont des compositions de Silvius Leopold Weiss. Beaucoup d’entre elles sont annotées du nom du compositeur ainsi que, fréquemment, d’une année ou d’une date plus complète, et souvent du nom d’un lieu. Sauf celle du folio 78v où le compositeur a écrit lui-même « Véritable original S.L. Weis », les attributions ne sont pas de la main de Silvius Leopold Weiss. Ce recueil se trouve à la British Library de Londres. Il contient 237 pièces, soit 26 sonates solos complètes et 3 préludes, 2 fugues, 1 prélude et fugue, 2 fantaisies, 2 tombeaux, 1 caprice, 1 ouverture, 1 plainte, des menuets, gavottes et autres pièces. Il contient aussi 5 autres œuvres en ensemble : 3 Concerts pour luth et flûte traversière – de 4 mouvements chacun mais dont manquent les parties de flûte – et deux sonates indéterminées ne portant également aucune partie complémentaire ni indications, mais qui sont très vraisemblablement harmonisées pour être jouées en ensemble.
En observant les dates, les mentions de lieu (où Prague est souvent nommée) ou encore les annotations – en particulier lesépitaphes de nobles de cette ville que sont le Comte Johann Anton Losy et M: Cajetan Baron d’Hartig – on peut conclure que ces documents ont été rassemblés à Prague. Weiss comptait beaucoup d’amis et d’élèves dans cette ville. Au moins trois des séjours qu’il y fit nous sont clairement connus et documentés : en 1717, en 1719, ainsi qu’en 1723 pour le couronnement de l’empereur Charles VI intronisé au royaume de Bohème. De plus, le compositeur était très lié avec le prince de Bohème Philipp Hyacinth Lobkowitz qu’il rencontra à plusieurs reprises à Prague et à Roudnice nad Labem, avec qui il correspondait et à qui – à lui et à sa femme, tous deux étaient de très bons luthistes – il dédia des œuvres.
Au fil des pages de ce « Manuscrit de Londres », on reconnaît l’écriture d’au moins six copistes dont celle du compositeur lui-même. Des numérotations de pages successives et incomplètes, des corrections ultérieures dont plusieurs de la main de Silvius Leopold Weiss, des pièces, en particulier des préludes, manifestement ajoutées ultérieurement, indiquent que la compilation s’est faite lentement, en plusieurs étapes et qu’elle était connue du Maître.
Les recherches de Douglas Alton Smith l’amenèrent à penser que ces documents furent collectionnés et rassemblés par Johann Christian Anthoni von Adlersfeld, un membre de l’académie de musique de Prague. Grâce aux recherches de Claire Madl, nous savons que ce musicien passionné, joueur de flûte et de luth, était un marchand pragois qui eut une vie agitée en ayant mené des affaires dans diverses capitales européennes. En 1716, Johann Christian Anthoni fut anobli avec le titre de Chevalier de l’Empire. Il put prendre le nom von Adlersfeld et utiliser des armoiries. Ce sont elles que l’on voit sur la couverture du Manuscrit de Londres.
Tim Crawford donne dans sa recherche de nombreuses explications pour comprendre la genèse du Manuscrit de Londres. Ainsi, il présume que le volume a été constitué à Prague en trois phases éloignées dans le temps : en 1717, 1719 et 1723 qui correspondent aux visites de Silvius Leopold Weiss dans la ville. Il participa à la compilation par une relecture et des rectifications. Il aurait même, la troisième fois, non seulement apporté des corrections mineures aux tablatures, mais remplacé des pages égarées.
Toutes les tablatures sont pratiquement rangées dans l’ordre chronologique de la composition des pièces. Aucune date postérieure à 1724 n’est précisée et bien que le dernier tiers des sonates ne soit pas daté, on pense que la période couverte s’étend bien jusqu’en 1724 et la date estimée des dernières modifications est 1725.
Un siècle et demi plus tard, en 1877, la collection fut acquise aux enchères pour 2 livres par la British Library. Elle est aujourd’hui conservée par le Département des Manuscrits dans ses collections, sous la cote : Additional MS 30387. Ce recueil ne porte aucun titre mais les luthistes ont pris l’habitude de l’appeler : « Le Manuscrit de Londres ».
Les pièces les plus anciennes, datées d’avant 1719, sont groupées au début du manuscrit ; elles étaient composées pour un luth à 11 chœurs. Des basses raturées que l’on voit sur quelques-unes de ces tablatures montrent qu’elles ont été adaptées ultérieurement au luth à 13 chœurs. À partir de 1719, les partitions sont directement écrites pour ce modèle d’instrument.
Groupées par tonalité, et donc selon l’accord des basses du luth, les pièces se suivent sans que l’indication du regroupement en sonate, en suite ou en partie soit clairement précisée ou interprétable. Cependant, fréquemment des pièces avec un même accord des basses du luth et des liens thématiques, se succèdent selon l’ordre habituel des suites de danses à la française ; ces séquences sont souvent précédées par un prélude généralement non mesuré et dans la même tonalité. Dans le volume, une trentaine de pièces sont sans identité de tonalité ni de thème avec celles qui les entourent. Insérées entre des sonates, elles leur sont étrangères. Enfin, des mentions comme « Concert d’un Luth avec une Flute traversiere », apposées sur trois des sonates, montrent que ces tablatures sont pour un luth qui joue avec, au moins, un autre instrument dont les partitions ont été dispersées et sont aujourd’hui perdues. Pour deux autres sonates, ainsi que pour un largo isolé, la structure de la musique montre que nous avons encore affaire à des duos ou à de la musique d’ensemble.
À la fin des années 1980, Douglas Alton Smith entreprit l'édition des œuvres complètes de Silvius Leopold – Weiss Sämtliche Werke für Laute – puis, Tim Crawford et Dieter Kirsch la poursuivirent pendant plus de trente ans. Ils numérotèrent les suites de danses (ou suonatas ou parties), avec une sous-numérotation des pièces qui les composent. Les pièces non rattachées à un groupe furent classées dans une autre série avec un numéro suivi d’un astérisque. Même si cette nomenclature WeissSW n’est pas un véritable catalogue d’œuvres et qu’elle a des faiblesses, elle est actuellement la manière la plus courante, la plus commode et la mieux acceptée de spécifier les œuvres de Silvius Leopold Weiss.
Les sonates du « Manuscrit de Londres » sont classées de WeissSW1 à WeissSW32 et les pièces isolées de WeissSW1* à WeissSW28*.
Comme parfois dans ces tablatures le placement des liaisons est imprécis ou très inexact, nous l’ajustons sans commentaire. Chacun est alors invité à se reporter à l'original pour prendre ses propres décisions. Toutefois, les liaisons ajoutées sont mentionnées.
Par le nombre, la diversité et la qualité des pièces qu’il contient, ce « Manuscrit de Londres » constitue un apport considérable pour notre connaissance de la musique du luth de la première partie du XVIIIe siècle. La période baroque et l’austère contrepoint s’éteignent alors que le style galant prend naissance et se développe. Cet ouvrage recèle moins de la moitié des œuvres de Silvius Leopold Weiss que nous connaissons. Beaucoup d’autres sont aussi présentes dans des manuscrits que nous ont laissés divers luthistes qui se comptaient parmi les amis, les fidèles ou les élèves du Maître.
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