Le Manuscrit de Moscou
Le manuscrit de Moscou est aujourd’hui conservé dans la librairie musicale du musée M. I. Glinka de Moscou où il est rangé sous la cote MS 282/8. Une mention est rédigée sur la couverture dans un français un peu approximatif : « Requeul de divers. Pieces et Sonates Pour le Luth composés par M. Weiss à Dresde ». L’étude du papier a démontré que ce manuscrit a été créé en Russie, au moins une quinzaine d’années après la mort de Silvius Leopold Weiss.
La rédaction de ces tablatures de luth est attribuée à Timofei Bielogradski. Ce musicien d’origine tcherkesse est probablement né autour ou après 1710. Il vint à Dresde alors qu’il était au service du comte Keyserling ou Keyserlingk (1696‑1764). Ce grand amateur de musique fut envoyé à la cour de Dresde comme ambassadeur impérial de Russie, à partir de 1733.
Timofei Bielogradski est cité comme vivant à Berlin en 1737. Lorsqu'il rencontra Silvius Leopold Weiss et qu’il devint son élève, il jouait de la pandore. En 1738, il était parmi les fidèles élèves de Weiss qui rencontrèrent Ernst Gottlieb Baron, lorsque celui-ci vint à Dresde chercher un théorbe que lui avait cédé le Maître.
Les pièces présentées dans ce manuscrit sont destinées au luth à 13 chœurs, comme ceux qu’utilisait Silvius Leopold Weiss après 1720. Elles sont techniquement assez difficiles et même plusieurs sont clairement des exercices de virtuosité. Certaines se trouvent aussi dans d’autres manuscrits, essentiellement dans le manuscrit Dresde (Weiss) D‑Dl2841 ; cependant, beaucoup sont uniques, ce qui donne un intérêt particulier à ce document. Il est évident qu’elles ont été rassemblées selon leur tonalité ou, plus exactement, en fonction de la scordature des bourdons du luth. Cependant, il semble que, souvent, ce soit le copiste qui les ait rapprochées et associées en « Partitta ». Dans ce manuscrit, figurent aussi des gammes dans toutes les tonalités, adaptées au luth à 13 chœurs. Plutôt que des exercices de virtuosité, elles tendent peut‑être à démontrer qu’avec cet instrument, on peut jouer dans tous les tons.
Remarques particulières
On peut noter que l’on rencontre souvent dans ces musiques des intervalles de seconde augmentée, typiques de la musique traditionnelle d’Ukraine et du Caucase mais qui ne sont jamais utilisés par Weiss.
On peut noter que ce copiste a systématiquement lié par un trait ou un point les notes de mélodie ou les accords avec leur basse lorsqu’ils sont verticalement alignées et qu’ils doivent donc être joués ensemble.
Alternatti, une pièce que l’on retrouve dans les manuscrits de Varsovie PL‑Wu2003 et PL‑Wu2005, retient plus spécialement notre attention. Elle doit son nom à sa particularité d'être harmonisée pour un luth accordé en Ré majeur alors que sa tonalité réelle est Ré mineur. Dans notre version, le copiste a bien placé en tête de la pièce l’indication d’accord de l’instrument : d. dur. Cependant, il semble qu'il ait néanmoins décidé de modifier des basses afin d'inclure cette pièce dans la Partitta en Ré mineur précédente.
Silvius Leopold Weiss (1687‑1750)
Silvius Leopold Weiss naquit en 1687 dans la bourgade de Grottkau, proche de Breslau. Son père Johann Jacob, habile luthiste, enseigna à ses trois enfants le jeu de l’instrument ainsi que les règles de l’harmonie ; il les forma à la pratique de la basse continue. Enfant prodige, le petit Silvius Leopold se produisit devant l’empereur Leopold Ie, alors très occupé par sa guerre contre Louis XIV, néanmoins très amateur de musique.
De 1707 à 1714, il séjourna en Italie. À Rome, il rencontra Arcangelo Corelli et se lia d’amitié avec les Scarlatti. Ensuite, il fut vraisemblablement au service du gouverneur de l’Autriche antérieure qui résidait à Innsbruck. En 1718, il obtint un poste lucratif dans l’orchestre de la cour de Dresde.
Une première mission le conduisit pendant huit mois à Vienne où il se mêla à la vie musicale autrichienne, tant à la cour qu’à la ville. La découverte qu’il y fit du style galant marquera dorénavant toutes ses compositions. Il se fixa à Dresde et, même s’il fit encore de nombreux voyages, il y passa le restant de sa vie. Il assura avec brio le continuo à la Cour, à l’Église et, surtout, à l’Opéra. Son jeu et ses improvisations étaient d’une qualité telle qu’il finit par être l’instrumentiste le mieux payé et le plus demandé de la ville ; des incitations financières considérables de la cour de Vienne ne le détournèrent pas de ce poste.
Silvius Leopold Weiss fréquenta les meilleurs musiciens de son temps. Il fut apprécié de princes, eux‐mêmes souvent joueurs de luth. Ainsi, entre 1725 et 1730, il fit quelques séjours à Prague pour enseigner son art au Prince de Lobkowitz et à sa femme ou à Johann Antonin Losy von Losimthal (le comte Logy) gouverneur impérial de Bohême ou encore à Ludwig Joseph Cajetan, baron von Hartig, gouverneur impérial de la ville de Prague. Silvius Leopold Weiss rencontra et fit de la musique avec Johann Sebastian Bach à l’époque où celui‐ci, résidant à Leipzig, venait visiter son jeune fils Wilhelm Friedmann alors organiste à Dresde. Weiss fut le principal instigateur de modi cations essentielles de l’instrument : l’ajout d’un treizième chœur, puis l’allongement des chœurs graves par un second cheviller qui permit leur montage sur une extension du manche, à la manière du théorbe.
Silvius Leopold Weiss fut un musicien accompli dont les compositions très solides le placent au rang de ses grands contemporains : Johann Sebastian Bach, Georg Friedrich Händel ou Jan Dismas Zelenka. Cependant, il n’a composé que pour son instrument. Sa pratique quotidienne du continuo et de l’improvisation a marqué profondément toute son œuvre. Sa touche se reconnait dans les Préludes non mesurés et dans sa façon savante de développer des marches harmoniques très élaborées. Il exploite toujours avec brio les spécificités de l’accord de cet instrument.
Silvius Leopold Weiss mourut le 16 octobre 1750, laissant dans le besoin son épouse Marie–Elizabeth et ses sept enfants. Seul Johann Adolf Faustinus (1741‐1814) suivit les traces de son père et fut luthiste de chambre à la cour de Dresde. Silvius Leopold Weiss fut enterré hors de la ville, dans le Katholischer Friedhof.
Jean‐Daniel Forget | Le Luth Doré ©2015